Mustafa Akalay Nasser: Directeur de L’Esmab UPF.Fès.

Durant ces six dernières décennies, la ville marocaine expérimente une autre histoire, on passe d’une ville compacte à une ville composite. Le processus d’urbanisation accéléré et incontrôlé a produit une rupture dans l’équilibre traditionnel entre les zones rurales et urbaines. On construit sans fin des immeubles, des villas et on impose des lotissements: «Au Maroc, l’un des moyens de réaliser un lotissement et de le faire reconnaître a posteriori par les autorités, consistait, encore récemment, à édifier tout d’abord une mosquée. C’est dire l’étendue de la prévalence du culte sacré sur la loi séculaire. La rapidité de la croissance urbaine, la crise du logement, l’insuffisance de moyens de l’Etat, qui court après les bidonvilles à résorber, la frénésie des spéculateurs et le prestige considérable que conserve la maison dans la culture marocaine sont autant de logiques qui ont concouru à la conquête des territoires urbains par les lotissements de maisons, légaux et illégaux. On qualifie, non sans raison, la forme urbaine qui résulte de ces constructions denses, édifiées sur des parcelles généralement assez petites (60 à 110 m2), d’habitat néo-traditionnel.
Pour expliquer l’entêtement marocain à produire cet habitat “néo-traditionnel”, on invoque toutes sortes de déterminations socio-économiques et politiques qui mettent au premier plan les arguments de l’urbanisation effrénée, de la spéculation débridée.
Ces différentes approches ont une valeur indéniable, mais on ne s’interroge sans doute pas suffisamment sur les ressorts profonds d’une culture de l’espace construit, probablement plus large que strictement urbaine, disons sédentaire à défaut de trouver un terme plus juste, qui n’a de cesse de reproduire et d’adapter, dans un contexte d’évolutions indéniables des milieux urbanisés, des formes urbaines et domestiques inscrites comme schèmes constitutifs de cette culture de l’espace. » (Daniel Pinson).
La demande croissante de terrains aménageables exerce une pression sur l’emplacement de nouveaux ensembles d’habitat sous-intégré et étend la ville sur des sites impropres à l’urbanisation comme les versants aux fortes pentes, les zones inondables ou polluées collaborant ainsi à la détérioration de la qualité de vie dans l’espace urbain et à l’artificialisation des sols. Des quartiers semi-construits et sans infrastructures minimales, mais longtemps habités, sont facilement observables autour de la ville et indiquent la rapidité de la croissance urbaine et l’incapacité des administrations à répondre aux nouveaux besoins créés.
La ville marocaine présente une crise aiguë, un déficit en termes de logements pour les personnes aux ressources économiques limitées, qui s’accroît de jour en jour avec l’augmentation de la population urbaine due à la migration rurale, stimulée par les mirages des offres d’emploi et de meilleures conditions de vie en ville.
Les médinas sont dégradées physiquement et dévalorisées intellectuellement. Les élites citadines les avaient désertées pour des quartiers chics, certaines étaient restées vides, d’autres avaient accueilli des ruraux. Ces médinas ne sont peut-être pas encore appréciées à leur juste valeur par l’ensemble de la population d’un pays en mutation et tiraillé entre la tradition et la modernité, pour qui la réussite passe souvent par l’accès à de nouveaux modes d’habiter et un rapport encore négatif au patrimoine médinal. Parler de la citadinité, dans ces conditions, apparaît une démarche passéiste, une tentative d’exhumer un thème qui a des relents de nostalgie selon le géographe Naciri d’où une grave crise de citadinité.
Que dire devant le spectacle affligeant des maisons cubiques sans souci d’art, de style, ni d’originalité? Quoi faire face à la désolation de ces ensembles urbains non achevés, face à la médiocrité architecturale de ces cités nouvelles sans âme: Tamansourt, près de Marraquech, Tamesna, à côté de Rabat, Chrafate, aux portes de Tanger; et Lakhyata, au sud-ouest de Casablanca. Lancées à la va-vite dans les années du boom immobilier du début des années 2000, ces villes nouvelles ont connues un échec cuisant. De cités dortoirs elles sont devenues des cités fantômes. Pendant des années, la solution à tous les problèmes a consisté à aller couler un peu plus de béton toujours un peu plus loin, sur des terres inoccupées: Lotissements d’habitat économique, surfaces commerciales, zones d’activité.
L’enjeu majeur des prochaines décennies pour les «faiseurs» de ville sera d’introduire de l’urbanité dans un urbanisme sans architecture. A cet effet ils doivent revisiter leur passé, réinterpréter leur tradition urbaine incarnée par la médina et en tirer des leçons du passé pour le futur. Si l’urbaniste marocain doit connaitre les idées et les techniques de son temps, il doit aussi s’inscrire dans la continuité d’une histoire longue à la Fernand Braudel. Il doit mieux analyser les œuvres du passé pour transmettre à ses contemporains les marques de la mémoire collective. C’est un impératif pour les architectes et les urbanistes sur lequel nos écoles d’architecture et universités doivent insister dans leurs formations. La ville traditionnelle ne s’est pas construite en un jour. Elle est faite de réajustements successifs qui en font un ensemble approprié à taille humaine. Quand le Corbusier et ses disciples de la Charte d’Athènes ont opéré en ignorant l’ancienne ville, cherchant à en bâtir une autre totalement différente, ils ont en grande partie échoué, parce que la ville refuse la table rase ou plutôt la rupture. La continuité est l’essence de la cité et creuse sa profondeur existentielle et humaine. Il ne s’agit pas d’un attachement nostalgique à l’histoire, mais d’un éveil de conscience permettant d’affronter les changements et les crises. L’heure est au changement de modèle urbain et le monde marocain de l’aménagement des villes doit changer de vision et de focale pour réparer cet urbanisme sans urbanité opéré durant ces six dernières décennies.